Le voyage de Néron en Grèce a certainement été un des événements importants du règne, mais le fait que la fin des Annales de Tacite ne nous soit pas parvenue nous fait méconnaître l’impact de ce voyage sur le monde romain et nous prive d’une grande partie des renseignements. On doit s’en remettre à Suétone, qui ne rapporte pas les événements d’une manière chronologique, et à Dion Cassius. Cependant, le texte de Dion est aussi problématique, car les passages qui sont relatifs à cette période ne sont connus que par l’abréviation de Xiphilin, moine byzantin que l’on situe au onzième siècle. On est donc en présence d’un texte qui a été écrit quelques cent-cinquante ans après les faits, et qui nous est parvenu par un résumé du onzième siècle. Trois faits sont remarquables dans le voyage de Néron : sa participation aux concours olympiques, le creusement de l’Isthme de Corinthe et la libération de la province d’Achaïe. Nous utiliseront la chronologie établie par K. R. Bradley, parue dans Latomus 37 (K. R. Bradley, « The Chronology of Nero’s Visit to Greece A.D. 66/77 », Latomus 37, fascicule I, Bruxelles, 1978, p. 61-72) .
La réputation d'amateur de musique colle à Néron : l'image de l'empereur chantant la ruine de Troie devant Rome en flamme en 64 est devenue un poncif, et fait partie, avec la persécution des Chrétiens et l'assasinat d'Agrippine, de l'aspect peu édifiant que l'on retient du personnage.
En effet, à Rome, et aux grand dam des patriciens vertueux regrettant le temps d'Auguste (voire à celui des plus vertueux encore, regrettant les temps heureux de la république), Néron s'est produit sur scène, en public. Le très célèbre as à l'effigie d'Apollon nous rappelle cet événement :
CNG , MBS 67, 22 septembre 2004, n° 1324
Sur cette monnaie, le revers représente Apollon, ou plutôt, comme on l'admet généralement à juste titre, Néron sous les traits d'Apollon citharède. En effet, la titulature de revers continue celle d'avers, et est applicable à la personne de Néron. De plus, nous disposons du témoignage de Suétone (pour plus de précisions, voir le
lien).
Le passage consacré au voyage en Grèce s'insère chez Suétone dans une partie décrivant les goûts de l'empereur pour la scène (SVET. Nero 20-24). Le biographe rapporte que "ce fut à Naples qu'il débuta", en 64. Suétone, qui ne manque pas une occasion de dire tout le biens qu'il pense du dernier des Julio-Claudien, rapporte que sa voix était "grêle et sourde". Pour assurer son triomphe, Néron avait engagé "des adolescents de familles équestres et plus de cinq mille jeunes plébéiens (...) pour leur faire apprendre (...) différentes sortes d'applaudissements". Il chanta ensuite à Rome en 65, lors des jeux néroniens, jeux quinquennaux ; mais, ne pouvant attendre cinq ans sans chanter en public, il fit en sorte que le concours de chant recommençât l'an prochain. Il ne perdit aucune occasion de chanter en public et dans des récitals privés. Il semble que la foule n'ait pas eu de déplaisir à l'entendre chanter : la nouveauté de la scène, d'un empereur chantant une Niobé, apportait au moins la satisfaction d'assister à une scène déroutante. Quand à la flagornerie des grands, on se doute qu'elle était intéressée.
Il décida ensuite de partir pour la province d'Achaïe. Voici la raison que donne Suétone de ce départ : les villes de Grèce qui organisaient des concours de musique avaient décidé de donner d'avance à Néron toutes les couronnes de citharède. Comme certains des délégués de ces villes "l'avaient prié de chanter au cours du repas et s'étaient ensuite répandus en louanges, il déclara << que seuls les Grecs savaient écouter, qu'ils étaient les seuls auditeurs dignes de Néron et de son art >>. Il partit donc sans différer" (SVET. Nero 22).
Au cours de sa tournée, il fut interdit de sortir du théâtre avant qu'il n'ait fini de chanter. Aussi Suétone, qui ne manque pas d'humour, nous raconte que "des femmes acouchèrent pendant le spectacle et nombre de personnes, lasses d'écouter et d'applaudir (...) sautèrent furtivement par-dessus les remparts ou se firent emporter en feignant d'être mortes" (SVET. Nero 23).
L’arrivée et la présence de Néron en Grèce sont mentionnées par les trois principales cités émettrices de monnaies d’Achaïe, Corinthe, Patras et Nicopolis. Pour l’année 66/67, Corinthe a frappé une série de monnaies présentant à leur revers une galère et portant comme titulature l’inscription ADVE AVG (ADV(entus) AVG(usti), « la venue de Néron ») (RPC 1203-1204). Ce revers fait explicitement référence au voyage de Néron par mer. Le monnayage de Patras reprend le même thème, mais en diffusant un plus grand nombre de types : le revers présente aussi une galère, et la titulature est gravée dans sa forme non abrégée ADVENTVS AVGVSTI (RPC 1264-1274).
Lanz Numismatik, Auction 96, 8 mai 2006, n° 547
Comme on peut le voir, onze types monétaires différents célèbrent le même événement, ce qui souligne l’importance qu’il a représenté pour le peuple.
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En ce qui concerne les concours, c’est le monnayage d’Alexandrie qui est le plus complet. Deux émissions de tétradrachmes, datant des années 66/67 et 67/68 nous présentent tous les concours auxquels il a participé. On rencontre d'abord la mention de l'arrivée de Néron par bateau (RPC 5296) :
CNG, MBS 75, 23 mai 2007, n° 874
La titulature de revers est : ΣΕΒΑΣΤΟΦΟΡΟΣ (Sébastophoros), « le transporteur d’Auguste ».
Le concours Olympique est représenté par le revers montrant Zeus Olympien (RPC 5297):
CNG, MBS 69, 8 juin 2005, n° 1279
La titulature de revers est : ΔΙΟΣ ΟΛΥΜΠΙΟΥ (Dios Olumpiou), « Zeus olympien ».
Le concours Néméen par le portrait de Zeus Néméen, portant (RPC 5298) :
La titulature de revers est : ΖΕΥΣ ΝΕΜΕΙΟΣ (Zeus néméios), « Zeus néméen ».
Le concours Argien par le portrait d’Héra Argienne (RPC 5299) :
Rauch, Summer Auction 2007, 11 septembre 2007, n° 397
La titulature de revers est : ΗΡΑ ΑΡΓΕΙΑ (Héra argeia), « Héra l’Argienne ».
Le concours Isthmique par le portrait de Poséidon Isthmien (RPC 5300) :
La titulature de revers est : ΠΟΣΕΙΔΩΝ ΙΣΘΜΙΟΣ (Poseidon isthmios), « Poséidon de l’Istmhe (de Corinthe) ».
Le concours d’Actium par le portrait d’Apollon d’Actium (RPC 5317)
Gorny et Mosch, Auction 134, 11 octobre 2004, n° 2278
La titulature de revers est : ΑΚΤΙΟΣ ΑΠΟΛΛΩΝ (Aktios Apollon), « Apollon d’Actium ».
Enfin le concours Pythique par le portrait d’Apollon Pythique (RPC 5312) :
Rauch, Auction 71, 28 avril 2003, n° 327
La titulature de revers est : ΠΥΘΙΟΣ ΑΠΟΛΛΩΝ (Puthios Apollon), « Apollon Pythique ».
Suétone confirme sa participation aux Jeux Olympiques , aux Jeux Pythiques et aux Jeux Isthmiques , et Dion aux Jeux Néméens, Pythiques, Olympiques et Isthmiques. K. R. Bradley situe dans sa chronologie les Jeux d’Actium comme étant les premiers, en septembre 66, suivis par les Jeux Pythiques le même mois. Viennent ensuite les Jeux Isthmiques au printemps 67, les Jeux Néméens pendant l’été 67, les Jeux Olympiques également pendant l’été, puis les Jeux de Corinthe en septembre 67. Vient une nouvelle édition des Jeux d’Actium en septembre 67, suivie par les Jeux Pythiques le même mois, et par les Jeux Isthmiques en novembre 67. En effet, comme le note Suétone, Néron « ordonna de grouper en une seule année ceux qui ont lieu à des dates différentes, en faisant même recommencer quelques uns » (SVET. Ner. 23).
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En Achaïe aussi Néron fut célébré sur des monnaies comme vainqueur des jeux : on en trouve un exemple à Corinthe, avec une monnaie qui présente à son avers Néron, debout, portant la toge et tenant une patera, couronné par une Tychè, portant une couronne tourelée et tenant une cornucopiae (RPC 1207).
RPC 1207
Cette couronne, plus qu’une victoire militaire, suggère une victoire à des jeux. En effet, la Tychè représentée est sans doute celle de Néron, équivalent du genius romain. C’est cette Tychè qui est la représentation des qualités musicales ou gymniques de Néron et qui lui a permis de remporter les concours. Ce revers peut être rapproché de celui d’une monnaie de Nicopolis, sur le revers de laquelle on voit une Nikè, et la titulature ΝΕΡΩΝΟΣ (Néronos), "[monnaie] de Néron" (RPC 1370). De plus, la situation géographique, autant que la titulature d’avers ΝΕΡΩΝΙΚΟΠΟΛΙΣ Η ΠΡΟΣ ΑΚΤ (Néronikopolis hè pros Akt[ion], "Néronikopolis près d'Actium"), semble indiquer que la ville prend part aux intérêts d’Actium : la victoire représentée pourrait alors être celle remportée aux Jeux d’Actium. En effet, une autre émission monétaire que le RPC rattache à la ville de Nicopolis, grâce à son revers identique, nous montre à l’avers une représentation de Néron en Apollon citharède (RPC 1371). Or, on sait qu’à Actium il y avait un temple d’Apollon, dont l’image a été largement utilisée par Auguste après sa victoire sur Marc Antoine et Cléopâtre. Il est donc légitime de penser que cette représentation de Néron en Apollon citharède fait allusion à sa victoire aux Jeux d’Actium. Suite à ces victoires, l’empereur a été représenté sous les traits de deux dieux, Apollon et Hercule. En effet, ces deux dieux sont les personnifications des qualités nécessaires pour remporter des victoires aux Jeux. Parmi les villes qui honorent Néron sous les traits d’un dieu, on trouve Nicopolis (RPC 1371-1373), dont les monnaies portent à l’avers la titulature ΝΕΡΩΝΙ ΑΠΟΛΛΩΝΙ ΚΤΙΣΤΗ (Néroni Apolloni ktistè, « à Néron Apollon le fondateur »),
RPC 1371
et Patras, qui représente sur un revers Néron sous les traits d’Apollon (RPC 1275), avec la titulature [APOL]LO AVGVST :
RPC 1275
Et sur un autre revers (RPC 1278) sous les traits d’Hercule, avec la titulature HERCVLI AVGVSTO :
RPC 1278
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Le dernier élément du voyage de Néron dans la province d’Achaïe est sans doute le plus important pour la province, puisqu’il s’agit de sa libération. Les trois villes célèbrent cet événement qui aura été vécu par le peuple grec comme le comble des bienfaits. Comme le note Suétone (SVET. Ner. 24), « en quittant la Grèce, il accorda la liberté à toute la province, et à ses juges, le droit de cité romaine, plus des sommes considérables » . Cette libération a été vue par les Orientaux comme la manifestation de l’évergétisme hellénistique de Néron, et la reconnaissance qu’il a entraînée a été celle vouée à une divinité. En effet, à Nicopolis, un revers monétaire porte la titulature ΝΕΡΩΝΟΣ ΕΠΙΦΑΝΕΙΑ (Néronos épiphaneia, "l'épiphanie de Néron") (RPC 1370).
RPC 1370
L'epiphaneia était la manifestation aux mortels du caractère divin de l’empereur à travers ses bienfaits. Toujours à Nicopolis, on remarque une monnaie dont le revers représente l’allégorie de l’ Eleutheria, la Libertas romaine, portant un pileus et une patera (RPC 1376, 1377). La titulature du revers explique le contexte de cette liberté : ΝΕΡΩΝΙ ΠΑΤΡΩΝΙ ΕΛΛΑΔΟΣ (Néroni patroni Ellados, "à Néron, le protecteur de la Grèce").
RPC 1376
Néron est protecteur en ceci qu’il lui a rendu son indépendance, son éleutheria (liberté). A Patras, Néron est assimilé pour la même raison à Juppiter Liberator : un revers (RPC 1279, 1280) montre Juppiter debout, dans la nudité héroïque, tenant un long sceptre et un aigle. La titulature IVPPITER LIBERATOR, montre encore une fois la raison de cette assimilation à une divinité : c’est pour sa liberté rendue que la Grèce honore Néron sous les traits de Juppiter, et c’est pour un bienfait qu’elle le fait devenir dieu. Suétone nous apprend que c’est Néron « lui-même qui proclama ses récompenses, au milieu du stade, le jour des Jeux Isthmiques (SVET. Ner. 24) » . On trouve justement à Corinthe, où se déroulaient les Jeux Isthmiques, une monnaie qui illustre la déclaration de Suétone : on y voit au revers Néron debout sur une estrade, portant une toge, la main droite levée, tenant sans doute un rouleau de papyrus (RPC 1205, 1206).
RPC 1205
On lit dans le champ de la monnaie l’inscription ADLO AVG (ADLO(cutio) AVG(usti), « le discours de l’Auguste »). Effectivement, Néron est dans la position d’un homme qui prononce un discours, la même que celle de la statue en bronze du Musée Archéologique de Florence qui nous montre un homme en toge le bras levé, dans l’attitude de l’orateur, ou que celle de la statue en marbre des Musei Capitolini de Rome qui représente Titus, le bras droit levé en tenant dans la main gauche un rouleau. Cette monnaie a été frappée pour commémorer l’événement qu’a été le discours de Néron, au cous duquel il a proclamé l’indépendance de la Grèce. C’est juste avant son départ sans doute précipité par la conspiration qui le menaçait à Rome (Dion 63, 19) que Néron a rendu sa liberté à la Grèce, à la fin du mois de novembre 67.