En Corse, une plongée vers l’or
Une enquête sur un trafic d’armes et de pièces d’or a relancé l’histoire sans fin du « trésor de Lava », une affaire où se mêlent depuis plusieurs décennies collectionneurs de monnaies anciennes et flambeurs invétérés.
C’est une pièce d’un autre temps, d’un or étincelant. D’un côté, deux mains jointes – l’allégorie de la paix. De l’autre, l’effigie de Gallien, empereur romain du IIIe siècle. Sa valeur à la revente ? Jusqu’à 700 000 euros, paraît-il, sur le marché asiatique. Et s’il n’y avait qu’elle…
Ce matin de mars, à l’heure où le ferry pour Savone (Italie) s’apprête à quitter le port de Bastia, les gendarmes saisissent quinze autres pièces romaines – des Auréliens, des Quintilles, etc. – dissimulées dans les bagages de deux passagers corses. Pour les enquêteurs, c’est un aboutissement, la fin d’une traque sur laquelle l’ombre d’un singulier trésor n’a cessé de planer.
Leurs investigations débutent en décembre 2015, quand l’Office européen de police (Europol) remarque des mouvements financiers suspects sur Internet. Un Corse utilisant le pseudonyme « Orsu Romanetti » – le prénom du frère de Colomba, l’héroïne de Prosper Mérimée, et le nom de famille d’un bandit local du début du XXe siècle – commande à une société basée aux Philippines des pièces détachées de pistolets semi-automatiques pour les transformer en armes automatiques.
De nombreux colis parviennent ainsi dans le village de Casamaccioli, dans la région montagneuse du Niolu (Haute-Corse). L’hiver, seuls les cris stridents des milans royaux troublent la quiétude de ce hameau d’une centaine d’habitants. Autant dire que tout visiteur y est vite repéré.
Des pièces d’« une valeur inestimable »
Des gendarmes d’élite du GIGN et du Groupement d’observation et de surveillance (GOS) sont chargés de repérer les acteurs de ce qui ressemble fort à un trafic d’armes. Ils commencent par dénicher la planque idéale : une vieille bergerie avec vue sur le village. Ils y installent leur matériel – micros espions, paraboles… – et n’en sortent que la nuit. Au fil des semaines, les gendarmes comprennent que les suspects utilisent un langage codé et ne s’intéressent pas qu’aux armes : ils détiennent aussi des pièces d’or.
L’un d’eux est identifié : Pierre-François Sabiani, 32 ans. Avec ses cheveux gominés et ses lunettes noires, il ressemble à un personnage des Affranchis de Scorsese. Au village, on le surnomme « De Niro ». Il aime les voitures de luxe et les souliers de marque : il en aurait 200 paires. Tout le monde sur l’île connaît sa lignée : c’est l’arrière-petit-neveu de Simon Sabiani, élu marseillais des Années folles, ami et protecteur de Paul Carbone et François Spirito, figures historiques de la pègre.
Ce fameux matin de mars, Sabiani quitte donc son nid d’aigle pour Bastia. Les enquêteurs le savent méfiant. « En voiture, il faisait deux fois le tour des ronds-points, et s’arrêtait de temps en temps sur le bord de la route », raconte l’un d’eux. Cette fois, il veut se rendre à Savone, puis rallier Milan en train pour s’envoler vers Hongkong.
Les gendarmes l’interpellent sur le port avec l’un de ses acolytes, Simon Giuntini. Les seize pièces romaines – estimées de 15 000 à 700 000 euros l’unité – sont cachées dans des tampons à encre en bois. Au même moment, un troisième homme, Olivier Birgy, 46 ans, est arrêté à Ajaccio. Les enquêteurs ont déjà entendu parler de lui : en 2014, il a été suspecté d’avoir dérobé à un comptable à la retraite une mallette contenant plusieurs pièces d’or romaines, qui n’ont jamais été retrouvées.
Au lendemain de ces trois arrestations, le procureur de la République de Bastia, Nicolas Bessone, s’adresse à la presse : « Les pièces saisies ont une valeur inestimable, déclare-t-il. Elles s’apprêtaient à rejoindre Milan puis l’Asie pour financer un trafic d’armes. Elles relèvent du fameux “trésor de Lava”. »
« On avait besoin d’argent, on plongeait »
Le « trésor de Lava » ! Une légende sur l’île, et au-delà… Pour en prendre toute la mesure, il faut d’abord imaginer le décor : le golfe de Lava, au nord d’Ajaccio, un paysage de plages et de calanques. C’est ici, entre l’an 271 et l’an 273, qu’un navire romain en route pour l’Afrique aurait fait naufrage. Sa riche cargaison – pièces d’or, médaillons, vaisselle précieuse – se serait alors répandue en divers endroits, passant des siècles à quelques encablures du rivage avant d’être peu à peu découverte.
L’histoire locale – à moins que ce ne soit déjà la légende – veut que le découvreur des premières pièces soit un pêcheur de corail du XIXe siècle. Bien plus tard, dans les années 1950, un avocat ajaccien en déniche d’autres – 41 au total – en plongeant pour ramasser des oursins. Sitôt ébruitée, sa trouvaille affole le milieu des numismates. En France comme à l’étranger, certaines pièces se négocient des fortunes entre initiés. En 1977, dans une baie voisine, un jeune plongeur en remonte à son tour une demi-douzaine, ainsi que des médaillons.
L’épisode suivant date de novembre 1985. Un dimanche matin, trois Ajacciens décident de pécher des oursins face au rocher de Pietra Piumbata, dans le sud du golfe. Il y a là Marc Cotoni, un pompier de 30 ans, et deux frères jumeaux, Félix et Ange Biancamaria, 61 ans, fils d’un concessionnaire automobile de la ville impériale. Derrière son masque de plongée, M. Cotoni distingue une lueur sur un rocher. Trois pièces ! De retour au cabanon où l’attendent les jumeaux, il leur lance : « Je crois qu’il y en a d’autres ! »
La suite, c’est Ange Biancamaria qui nous la raconte, attablé dans un café du centre d’Ajaccio : « C’était la caverne d’Ali Baba ! On avait besoin d’argent, on plongeait. Une pièce pour une Rolex, deux pour un 4 × 4 Mercedes… Sans savoir que c’était illégal. » La loi est pourtant formelle : tout bien présentant un intérêt historique situé dans la limite des 25 milles nautiques des côtes constitue un « bien culturel maritime » dont l’Etat est propriétaire.
« Valisette pleine de dollars »
Le trio de veinards trace son chemin cousu d’or sans se soucier des conséquences. La nouvelle de leur découverte se répand si vite que les acheteurs affluent. « Un jour, trois Américains en costard ont débarqué en avion privé avec une valisette pleine de dollars. Ils sont repartis avec des pièces », détaille Félix Biancamaria.
Les jumeaux, fils de bonne famille, sont des flambeurs. Avec eux, l’argent finit en beauté, sur le tapis vert des casinos ou en soirées champagne. Dans le même temps, de fausses pièces, supposées provenir du trésor, circulent à Paris, en Italie et en Corse. A Ajaccio, il se murmure qu’elles sont fabriquées avec de l’or de couronnes dentaires ou d’alliances.
Et puis, un matin de mai 1986, une lettre anonyme parvient à la gendarmerie : « La nuit, près du golfe de Lava, il se passe des choses. Transbordement d’objets divers par des hommes habillés en tenue militaire. Ça sent le FLNC… Il faut mettre des embuscades. » Sur place, les enquêteurs ne trouveront ni cagoule ni treillis, mais Marc Cotoni et les jumeaux Biancamaria… Le 15 novembre suivant, ils sont placés en garde à vue. Après plus de sept ans d’enquête et l’audition de près de 500 personnes, ils seront condamnés, en 1993, à dix-huit mois de prison avec sursis et 25 000 francs (environ 3 800 euros) d’amende.
Connaître l’ampleur exacte du trésor est impossible : seules 78 pièces ont été saisies par la justice. C’est peu… Surtout si l’on se fie aux souvenirs d’Ange Biancamaria : « On en avait remonté à peu près 800. Après le procès, il nous en restait 30. On les a toutes vendues. » Certaines seraient toujours en circulation aux Etats-Unis, en Espagne ou en Suisse.
Dernier joyau
Malgré leurs ennuis judiciaires, les jumeaux parviennent à préserver un dernier joyau de leur butin : un plat en or de 879 grammes. Ange affirme l’avoir trouvé sous un rocher à l’été 1986. C’était le 15 août, le jour où Ajaccio célèbre à la fois l’Assomption et la naissance de Napoléon. « On avait utilisé des Tirfor pour lever le bloc de falaises à cinq ou six mètres de profondeur », se souvient-il.
Alors que leur magot s’épuise, ils tentent de monnayer en douce cet objet d’exception en le confiant à divers intermédiaires. Les gendarmes, flairant la manœuvre, cherchent vainement à le récupérer. Toutes sortes d’infos, plus ou moins fiables, courent alors au sujet de ce plat, dont il n’existe qu’une photo et un vague croquis. Un jour, il est question d’une possible vente sur les Champs-Elysées… Un autre, c’est un commissaire-priseur qui signale avoir croisé, sur un vol Paris-Miami, un voyageur en route vers la Colombie pour négocier un plat en or découvert près des côtes corses… Même les nationalistes s’en mêlent : il serait passé entre les mains, à une époque, d’un cadre du Mouvement pour l’autodétermination.
Dans les années 2000, Félix Biancamaria, à court d’argent, tente de le vendre. Le 21 octobre 2010, les policiers de l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels l’arrêtent dans un train au retour d’un voyage à Bruxelles. En ouvrant son sac Vuitton, ils trouvent le plat. Voilà Félix mis en examen pour « recel de vol » et « déplacement sans autorisation d’un bien culturel maritime enlevé à la suite d’une découverte non déclarée commise en bande organisée ».
Remis en liberté dans l’attente de la fin de l’enquête, il ne désespère pas de récupérer ce qu’il estime être son bien. Pour lui, l’enjeu est d’importance : ce plat – exposé jusqu’en décembre au Musée de Bastia – est évalué à 1 million d’euros.
« Blanchiment et cercles de jeu »
Reste à résoudre la dernière énigme en date : d’où viennent les seize pièces saisies en mars sur le port de Bastia ? Font-elles vraiment partie, comme l’affirmait alors le procureur, du trésor de Lava ? Un expert est désigné, qui n’hésite guère : ce sont des contrefaçons ! Une autre expertise est alors diligentée afin de savoir si l’or utilisé date bien de l’Antiquité. Pourrait-il s’agir de l’or fondu d’une autre pièce introuvable du trésor de Lava, une statuette (poids supposé : 15 kg) représentant un adolescent ?
Vérifications faites, elles sont en or moderne ! « Cela ne m’étonne pas, indique Michel L’Hour, directeur de la Direction des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (DRASSM). Ces pièces attirent les faussaires du monde entier. Ils savent que les collectionneurs sont prêts à donner beaucoup d’argent. Des contrefaçons ont contribué à des réseaux de blanchiment d’argent, et circulé dans des cercles de jeu parisiens. » A ce jour, près de 120 vraies pièces sur les 1 400 qui composaient le trésor – l’évaluation fait débat – ont été récupérées par l’Etat.
En attendant la suite des investigations, les trois hommes arrêtés en mars sont en détention. « Il n’a jamais été question pour mon client d’obtenir une quelconque rémunération de la vente de ces pièces, il n’a fait qu’orienter un ami vers un connaisseur qui devait vérifier leur authenticité », assure Me Jean-Sébastien De Casalta, le conseil de M. Sabiani. Egalement sollicités par Le Monde, les avocats de MM. Giuntini et Birgy n’ont pas souhaité réagir.
Quant aux jumeaux Biancamaria, qui n’ont rien à voir avec ce trafic, ils en viennent presque à regretter d’avoir un jour plongé dans le golfe de Lava. Ils n’ont plus une once d’or aujourd’hui. Félix vit de ses rentes, Ange a fermé son commerce de téléphonie mobile. Ce trésor, au fond, a bouleversé leur vie : voilà des années qu’ils ne se parlent plus…